Ce que j'aime avec la mer, c'est être en mer. Au temps où j'étais un homme actif, coincé parmi les vivants, je grappillais une heure ou deux pour faire des ronds dans l'eau sans perdre de vue la côte… Maintenant mes envols m'entraînent loin au large, à un point où le vent vous dissuade de faire demi-tour, où ne vous accompagnent plus que les fous de Bassan et les équipières amoureuses. Je suis heureux, seul avec les fous… Comme tous les vagabonds drogués de mer, je finis par entendre des murmures, des parlottes, des brins de chansons. J'évolue entre soleil et lune, entre deux petits rhums, deux îles, deux continents. C'est mon salut, seul en mer.
 

Les liens se tissent vite entre vagabonds des mers. On ne sait pas de quoi sera fait demain, si le vent et l'humeur du voyage ne nous disperseront pas, si la fuite des finances ne nous rejettera pas à terre parmi les besogneux.
On s'aide et l’on se raconte - au moins ce qui semble avouable. Un mois après notre première rencontre dans un mouillage aux Éoliennes, Irène me couvait d'un oeil maternel. Lorsque mon ciel s'assombrissait, elle m'accueillait à bord du Spray. Je me lovais sur les coussins du carré. Je buvais une bière un peu tiède sortie d’une glacière symbolique – Gus affichait un profond mépris pour tout ce qui consomme de l'élec-tricité. J'écoutais leurs histoires de mer…

 
       
                     
   
Bien vite Anne m’a ouvert la porte de ses rêves ; j’ai voyagé dans ses poèmes. Lorsque nous étions seuls tous les deux, elle se montrait différente, d’une douceur, d’une beauté tout en délicatesse. Elle n’était plus chienne pour deux sous et je me consumais d’amour. Elle me faisait écouter Bob Dylan, Leonard Cohen, parfois un nocturne de Chopin - Yann ne supportait pas ces “ musiques de malheur ”. Elle roulait un joint et m’invitait dans sa rêverie, ses ballades au bord de l’eau, ses poèmes sur les remparts de Brouage où une foule de fantômes se donnaient rendez-vous. Ce joint était encore la seule chose qui unissait nos lèvres.
   
 
   
Je redoutais qu’une grossesse brise le charme. Qu’après l’avoir dilatée, cabossée cet enfant l’accapare. Je n’avais pas peur de la voir vieillir, pourvu que ce soit en douceur. Que les jours prennent le temps de poser leur patine. J’imaginais les rides sur son visage, quelques cheveux blancs, le dos plus fragile, sa silhouette toujours frêle mais un peu voûtée. Et moi, vieux matelot cloué à son port, lui emboîtant le pas sur la route des fantômes. J’avais la faiblesse de nous rêver de vieux jours, inséparables dans cette maison de Brouage, lorsque les saisons à venir se décompteraient sur les doigts d’une main qui tremble…
 
           
                         
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